La pandémie et les défis environnementaux (re)mettent au centre l’importance du logement, et au-delà, de l’habitat, de sa programmation à sa construction en passant par sa conception, et son inscription dans un environnement donné. C’est à cette vision plus large de l’habitat qu’appellent les architectes qui prennent la parole, mettant en avant leur rôle de concepteur et coordonnateur, aux côtés des autres acteurs de la construction.
Que s’est-il passé ?
Comme le rappelle Christine Leconte, présidente depuis juin 2021 du conseil national de l’Ordre des architectes (CNOA), le contexte a évolué en trente ans. Dans les années 1990-2000, les bailleurs sociaux étaient en pointe sur l’innovation - ils n’hésitaient pas à tenter des typologies différentes. Par ailleurs, les relations contractuelles étaient très claires avec toutes les parties prenantes. Dans les années 2010, la simplification du permis de construire et le développement de la Vefa porté par les promoteurs privés, aurait, selon elle, entraîné une perte de savoir-faire chez certains bailleurs qui auraient délégué au privé leur rôle de maître d’ouvrage. Perte d’expertise également pour l’architecte, dont la prestation s’arrête le plus souvent au dépôt du permis de construire dans ce cadre-là, ce qui, observe Christine Leconte, fait baisser la qualité de réalisation des opérations.
Dès 2010, les architectes Catherine Carpentier et Emmanuelle Colboc s’alarmaient, dans une tribune publiée d’abord par le syndicat de l’architecture(1), de la réduction des surfaces, de la banalisation des espaces et de l’appauvrissement des réponses architecturales engendrés par l’application de réglementations nouvelles - accessibilité et thermique. Ce ne sont pas les réglementations en tant que telles qui sont alors contestées mais le fait qu’elles n’aient pas donné lieu à une augmentation des surfaces : le doublement des mètres carrés alloués aux toilettes et salles de bains, calculés pour la rotation d’un fauteuil roulant, ont amputé d’autant les surfaces des pièces de vie, réduites comme peau de chagrin. Plus moyen de mettre un bureau et un placard dans les chambres par exemple.
Une décennie et une pandémie plus tard, deux publications parues en 2021 exposent et illustrent la dégradation progressive au cours des 20 dernières années de la qualité d’usage des logements(2). Émerge une demande de volumes moins optimisés, de surfaces plus généreuses - pour les pièces communes comme pour les chambres -, de généralisation de la double orientation et, autant que possible, des espaces extérieurs et de la lumière naturelle dans toutes les pièces. Aux exigences de qualité spatiale, s’ajoutent celles en lien avec la crise énergétique et les changements climatiques : il faut “mieux” construire - c’est-à-dire de manière moins énergivore, avec des matériaux sains et pérennes, suivant des circuits courts et de réemploi - et au “bon” endroit - en évitant l’étalement urbain. Et oui : tout ça !
Car comme le rappelle Emmanuelle Colboc : “Le logement, c’est ce qui fait le lien dans la ville”. “C’est toujours une opération extrêmement délicate car elle a une incidence sur un morceau de ville. Cela demande une grande rigueur, un savoir-faire, mais aussi un immense respect pour les futurs habitants”, pose-t-elle. Et d’ajouter : “Dans une société qui se durcit, avec la ville qui se densifie, le logement représente plus que jamais un espace de repli indispensable, dont la qualité est essentielle. N’y a-t-il pas une contradiction énorme entre ce à quoi doit répondre un logement et la faiblesse du poids financier qui lui est accordé ?” “Le logement est pourtant la brique essentielle de l’édifice urbain, elle ne peut donc être fragile”, écrivent aussi Laurent Girometti et François Leclercq(3).
Concevoir et construire
“Le temps de la conception, quelle que soit la maîtrise d’ouvrage, est un moment d’enthousiasme. Celui de l’assemblage d’un programme et d’un site. Si l’on fait bien son métier, il n’est pas si difficile d’emmener tout le monde dans la fabrication du projet… jusqu’au dépôt du permis de construire. Dans l’organisation d’une maîtrise d’ouvrage privée, le passage de la conception à la réalisation s’accompagne d’un changement d’équipe qui constitue également une rupture”, poursuit Emmanuelle Colboc. Elle rapporte que, de fait, les appels d’offres sont menés par des personnes qui n’ont pas forcément la connaissance du projet, et les architectes peinent à peser dans le choix des entreprises. Les négociations se déroulent sans eux et peuvent se traduire par le remplacement d’un matériau par un autre, l’abandon de certains “détails”, pour diminuer les coûts : autant d’atteintes à la conception d’ensemble et à la qualité d’exécution. Or, “l’architecte est la personne qui détient la genèse du projet, et donc la mieux placée pour assurer la mission chantier, lequel représente une part importante de la qualité architecturale”, soutient-elle.
Dans le même sens, l’architecte Jean Kalt, de l’atelier Philippon-Kalt, affirme : “Ne pas confier le chantier aux architectes est une erreur fondamentale. C’est une vraie perte de compétence qui pourtant permet de concevoir juste. Et c’est aussi une perte pour les entreprises qui n’ont plus d’interlocuteur ayant la connaissance du projet”. Car la conception ne s’arrête pas au dessin, rappelle-t-il, le temps de la construction est un temps d’ajustement et de travail avec les entreprises si l’on veut aboutir à un niveau de prestation exigeant. En outre, appuie Christine Leconte, parlant du déroulement d’un projet, “la proximité entre maître d’ouvrage et maître d’œuvre est essentielle notamment en cette période compliquée pour la construction qui doit faire face à des pénuries de matériaux, une augmentation des coûts en plus de la remise en question des savoir-faire et du manque de main-d’œuvre. Les solutions sont à chercher ensemble”. Et de compléter : “Si un projet se modifie, c’est parfois incontournable, l’architecte est celui qui se battra pour trouver la solution qui permettra de maintenir le niveau d’exigence”. Elle reconnaît toutefois qu’un certain nombre d’architectes - “mais ce n’est pas du tout la majorité d’entre eux”, précise-t-elle - ne souhaite pas forcément assumer la mission complète, notamment dans le cadre de la commande privée, et préfère se contenter d’un rôle de conseil le temps du chantier. Car si le cadre des marchés publics assure à l’architecte le respect de l’ensemble de ses prérogatives, celui des marchés privés est plus aléatoire.
Des pratiques qui tendent à se rejoindre ?
Entre un bailleur social et un promoteur, les objectifs comme les méthodes opérationnelles diffèrent. En simplifiant, il est coutume d’entendre qu’un bailleur a une mission à accomplir, celle de loger décemment des personnes plus ou moins en difficulté, et de gérer le patrimoine qu’il détient. Le promoteur cherche à dégager des bénéfices en revendant les “produits” de son investissement. Il commence tout projet par une étude capacitaire qui évalue la rentabilité d’une parcelle. Ce qui explique sans doute la contraction plus importante des surfaces dans le cadre de la promotion privée, y compris dans les parties communes (halls d’entrée, escaliers, couloirs). Dans la réalité, ces deux maîtrises d’ouvrage semblent s’être rapprochées dans leurs pratiques, témoigne l’architecte Wilfrid Bellecour : “Il y a 20 ans, les bailleurs avaient plus de marge de manœuvre et étaient moins sur l’économie du projet. Aujourd’hui, ils sont très vite rattrapés par une logique comptable, plus “commerciale”, et les “produits” sont finalement assez similaires”. Il reconnaît cependant un niveau d’exigence souvent plus élevé chez les bailleurs, en termes de volume, de surface, de matériaux ou encore d’attention portée à la lumière naturelle.
Difficile de formuler des généralités. Il y a bien des différences d’un territoire à un autre, d’un professionnel à un autre, d’un projet à l’autre, et les collectivités jouent un rôle important. La plupart des grandes villes sont ainsi en mesure d’imposer des cahiers des charges exigeants - certaines élaborent des chartes, obligent à confier la mission complète à l’architecte… -, d’autres manquent du poids et de l’expertise nécessaires pour fixer des règles.
Que faire ?
Pour le CNOA, l’amélioration de la qualité du logement pour tous et, plus spécifiquement pour le logement social, passe par l’application des règles de passation des marchés de maîtrise d’œuvre qualitative, dont celle de rendre obligatoire la mission complète pour les architectes y compris en Vefa. Cette prétention se heurte à ce que la loi Élan de 2018 rend désormais possible, y compris pour les bailleurs sociaux, à savoir : l’arrêt de leur mission au permis de construire.
Concernant les opérations privées, le CNOA propose de limiter le nombre d’intervenants afin de limiter le coût de portage à 10% du prix du logement - il serait de l’ordre de 30%(4) -, ce qui permettrait d’investir davantage dans le logement lui-même. Plus généralement, il plaide pour une politique de l’habitat qui contribuerait à replacer “l’intérêt public au cœur de la ville”.
“La création architecturale apporte des solutions indispensables pour mieux vivre ensemble, réussir la transition écologique et sociale de notre pays. […] Il s’agit de faire évoluer le modèle économique actuel qui ne permet plus de garantir une qualité de vie à nos concitoyens”, écrit le CNOA dans son plaidoyer Habitats Villes Territoires - L’architecture comme solution, publié en mars 2022, appelant à des investissements publics et une vision politique affirmée.