Date de publication :
17 juillet 2024
Auteur(s) :
VICTOR RAINALDI
Chiffrage des besoins en logements : un indicateur omniprésent mais controversé
Indicateur clé pour guider les politiques du logement, le chiffrage des besoins en logements nourrit le débat public depuis le début des années 1950. Mais qu’en est-il de l’histoire de cet instrument si politique et des transformations qu’il a connues ces dernières années à l’heure de la transition écologique ? Un rapport de recherche commandé par l’USH et le Puca apporte de premiers éléments de réponse.
Publié cet été, le rapport de recherche intitulé 70 ans de chiffrages des besoins en logements dresse un état de l’art sur le sujet. Deux de ses auteurs, Claire Juillard, docteure en sociologie spécialiste du logement, et Alexandre Coulondre, chercheur associé au Lab’Urba (université Gustave Eiffel), présentent pour Actualités Habitat les principaux enseignements.
Quelles sont les évolutions de l’indicateur de chiffrage des besoins en logements depuis les années 1950 ?
Claire Juillard : Cet indicateur est apparu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans un contexte marqué par la pénurie de logements et le réamorçage de la croissance démographique. L’idée était d’outiller la politique de reconstruction d’un chiffrage des besoins en logements sur lequel aligner la production neuve. Cet alignement s’inscrivait dans le cadre d’une économie planifiée reposant sur un investissement massif dans la construction de logements. Il a perduré jusqu’à la réforme de la politique du logement de 1977, entraînant un recul des aides à la pierre et une forme de déconnexion entre le chiffrage et les objectifs de construction. Cette déconnexion n’entame pas pour autant la croyance que le chiffrage, pendant longtemps effectué exclusivement par les services statistiques de l’État, est utile à la politique du logement ne serait-ce que pour fixer un cap. Au fil des ans, les auteurs de ce calcul des besoins se sont diversifiés au sein même de l’État, par exemple avec l’Ademe, et dans la société civile où des acteurs tels que l’USH s’en sont emparés.
Quels sont les principaux enseignements de votre rapport ?
Alexandre Coulondre : L’indicateur officiel des besoins en logements traduit certes une réalité empirique, mais il n’est pas neutre parce qu’il s’insère dans un système d’intérêts et de représentations socialement orienté qui évolue avec le temps. Selon que l’on intègre dans le calcul de l’indicateur tels ou tels critères, les résultats seront différents. Au départ, l’indicateur de l’État s’appuie surtout sur des projections démographiques pour connaître l’augmentation du nombre de ménages à prévoir et construire le nombre de logements nécessaires à leur accueil. Ensuite, il prend en compte les démolitions et les changements d’usage du parc de logements, ce qui accroît mécaniquement les besoins de constructions neuves. À partir des années 1990, on commence à réfléchir sur les besoins immédiats qui sont ceux des mal-logés et des personnes sans domicile fixe. Puis, plus récemment, la nécessité de la transition écologique conduit certains acteurs à intégrer au calcul des besoins en logements la réhabilitation du parc vétuste et dégradé ainsi que le retour dans le marché des logements vacants. Il y a aussi le cas des résidences secondaires historiquement prises en compte dans le calcul. Mais représentent-elles vraiment des besoins en logements au sens où chaque personne devrait avoir un toit ? On voit que le chiffrage ne va pas de soi. Les choix méthodologiques et conceptuels sont nombreux.
D’où les controverses sur les besoins en logements ?
A.C. : Effectivement, selon ce que l’on mesure on n’atteindra pas les mêmes résultats. Par exemple, sur les projections démographiques, si l’on se cale sur 2030, il est fréquent de déboucher sur un besoin de 500 000 logements par an. Mais, si l’on se cale sur 2050, avec le recul démographique envisagé, ce serait moins. Et si l’on se base sur la méthode de l’Ademe qui prend en compte la réhabilitation du parc existant et les logements vacants, tout en sortant de son estimation les résidences secondaires, on arrive à moins de 150 000 logements. Ces controverses méthodologiques renvoient à des controverses politiques sur ce que doit favoriser la politique du logement. Doit-elle promouvoir la construction de résidences secondaires, inciter au traitement de la vacance et/ou de la transition écologique en exploitant mieux le parc existant ?
C.J. : Ces controverses de nature écologique sont apparues plutôt récemment, mais l’indicateur a toujours été au cœur de débats politiques, notamment quand la production n’était pas à la hauteur de ce qu’il exprimait en termes de besoins. Il a souvent servi à mettre en cause la politique du logement et les moyens qui lui sont affectés. Parmi les sujets de controverses actuels, je citerais également la territorialisation. D’une région à l’autre, d’un territoire à l’autre, d’une ville à l’autre les besoins ne sont pas les mêmes et un indicateur global ne renseigne pas sur les besoins spécifiques de chaque collectivité. Ces besoins ne sont pas seulement sous-tendus par des paramètres relatifs à la dynamique démographique ou à l’évolution du parc de logements. Leur calcul repose sur un paramétrage qui tient compte des orientations prises par les collectivités locales en matière de logement. En ceci également l’indicateur est politique.
Le chiffrage des besoins en logements a-t-il une réelle influence sur les politiques du logement depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ?
C.J. : Jusqu’au milieu des années 1970, le niveau de la construction neuve était lié au niveau des besoins fourni par l’indicateur. Mais il faut dire que le chiffrage des besoins pouvait faire l’objet d’ajustements au sein de l’appareil d’État en fonction des moyens que la puissance publique voulait ou pouvait mobiliser pour la production de logements neufs. À partir de la fin des années 1970, le découplage entre les chiffres donnés par l’indicateur et ceux de la production n’arrête pas la production de chiffrages. L’indicateur s’autonomise et demeure un point central autour duquel on évalue l’ambition d’une politique du logement, voire son succès ou son échec, et il conserve un effet performatif.
A.C. : L’indicateur des besoins en logements est resté très lié à la politique du logement durant toute la période des plans quinquennaux dont le rôle est allé en s’amenuisant jusqu’à disparaître dans les années 1990. Mais il fonctionne toujours comme une sorte d’étalon qui conserve une apparence de neutralité sous le vernis des statistiques.
Les controverses méthodologiques sur les besoins en logement font-ils évoluer son mode de calcul ?
C.J. : Même si le chiffrage effectué par les services de l’État (SDES et Insee) est contesté, les acteurs du logement sont aujourd’hui en attente d’un chiffre officiel qui manque depuis une dizaine d’années. Un chantier méthodologique a été ouvert pour, d’une part, faire évoluer l’indicateur national et, d’autre part, en proposer des déclinaisons territoriales. L’État ne s’arrête plus au chiffrage national, il outille les acteurs locaux de la politique du logement et met à leur disposition un instrument d’évaluation des besoins.
Pourquoi les réhabilitations n’étaient-elles pas prises en compte dans le calcul des besoins en logements ?
A.C. : Dans l’immédiat après-guerre, au moment où a été conçu l’indicateur, de très nombreux logements étaient au moins partiellement détruits et les logements vacants considérés comme trop vétustes et devant sortir du parc. Dans la période récente, la représentation que l’on se fait de la vacance a bien changé avec, en outre, l’irruption des exigences écologiques qui conduisent à considérer l’existant comme une ressource et à promouvoir les réhabilitations. Cette nouvelle donne pousse certains auteurs de chiffrages à prendre en compte les réhabilitations, ce qui réduit mécaniquement les besoins en logements neufs. Ce que fait par exemple l’Ademe, ou de manière indirecte l’Union sociale pour l’habitat en précisant, au terme d’un chiffrage classique, que le résultat ne doit pas nécessairement être entendu comme un objectif de production neuve.
Le rapport sur les besoins en logements établit aussi des comparaisons internationales. Quels enseignements peut-on en tirer ?
C.J. : Cette partie, traitée par Milena Larue, étudiante à Sciences Po Paris, montre qu’il existe des porosités, des similarités et des variations entre les chiffrages effectués dans les pays d’Europe et ailleurs dans le monde. Comme en France, ces chiffrages génèrent des controverses mais dans l’ensemble ils s’appuient davantage sur des études académiques. On observe aussi une circulation des méthodes, mais pas une normalisation des modalités et des critères de calcul tels que des organismes internationaux comme l’OCDE ou l’Union européenne y invitent.
A.C. : Dans les pays anglo-saxons, l ’ “abordabilité” économique des logements, ce qu’ils appellent affordability, est prise en compte dans le calcul des besoins. Leurs objectifs de production sont déclinés en fonction de ce critère. En France, le paramètre de la solvabilité des ménages n’est pas pris en compte, ce qui alimente la controverse autour de l’indicateur car il ne dit pas ce qu’il faudrait produire.
Le rapport sur les besoins en logements établit aussi des comparaisons internationales. Quels seraient les points soulevés par votre rapport qui devraient, selon vous, faire l’objet d’approfondissements dans le programme de recherche à venir sur les besoins en logements à l’heure de la transition écologique ?
A.C. : Je pense qu’il y a un enjeu important sur la capacité de la méthode à décliner le chiffrage des besoins en fonction des territoires et de l’ “abordabilité” économique des logements à produire.
C.J. : Ce programme pourrait également combler les lacunes historiques sur la “préhistoire” du chiffrage, en nous révélant comment les besoins étaient perçus avant la Seconde Guerre mondiale. Enfin, il pourrait compléter notre travail en cherchant à comprendre comment les partis politiques, les associations de consommateurs et les acteurs de l’habitat interrogeaient et discutaient l’indicateur depuis sa mise en place.
Propos recueillis par Victor Rainaldi
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PARU DANS ACTUALITÉS HABITAT N°1214 DU 15 juillet 2024
Actualités Habitat n°1214
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