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Thème de la publication
Gestion de crise
Numéro

Actualités Habitat n°1135

Paru dans

DÉCEMBRE 2020

Actualités Habitat n°1135

Date de publication :

17 décembre 2020

Tribune de Daniel Cohen, économiste : un choc sanitaire et inégalitaire

Invité à intervenir le 18 novembre au webinar du Réseau des acteurs de l’habitat(1), Daniel Cohen, professeur d’économie à l’École normale supérieure, dresse un bilan de l’impact très inégalitaire de la crise sanitaire de 2020. Il avance également que le virus nous fait appréhender, en accéléré, le monde qui résultera de l’essor du capitalisme numérique.

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© E. Robert-Espalieu
"Une fois la crise sanitaire passée, les populations comprendront peut-être mieux, et voudront défendre le plaisir simple et fondamental du contact humain."

 

"Comme un organisme placé sous anesthésie, l’économie n’assure plus que ses fonctions vitales": tel avait été le diagnostic de l’Insee pour caractériser le mois d’avril 2020, durant le premier confinement, estimant que la moitié du secteur privé avait été alors à l’arrêt. Au cours du premier semestre, la baisse cumulée de PIB devait être de 20%. C’est sans précédent dans l’histoire des 75 dernières années. Il n’y eut en fait, depuis le début du XXe siècle, que trois épisodes qui l’ont dépassée en intensité. En France, la crise des années trente avait entraîné une baisse cumulée du PIB de presque 20% (le point bas étant atteint en 1935), la Première Guerre mondiale une chute du PIB de 30%, et la Seconde Guerre mondiale avait provoqué une baisse encore plus considérable de 40%.

Cette crise est différente : c’est pour prévenir une catastrophe sanitaire que les économies s’effondrent. Loin d’y voir une aberration, il faut se réjouir que la conscience universelle ait hissé d’un cran l’exigence de protéger les populations contre le risque mortel.

L’année 2020 sera marquée à la fois par une chute violente et un profil très erratique du PIB. Après une baisse de 5,9% au premier trimestre, puis de 13,7% au second, le PIB a rebondi fortement au troisième, de 18,2%. Dès le mois de juin, la consommation était repassée au-dessus de son niveau de février. Mais l’optimisme retrouvé des Français, au sortir du confinement, est également la raison pour laquelle le virus s’est répandu rapidement au cours de l’été. Alors que l’arbitrage entre la santé et l’économie avait été nettement en faveur de la santé lors du premier confinement, le deuxième confinement tente de préserver les deux à la fois. Au choc du printemps, brutal d’un point de vue économique mais efficace d’un point de vue sanitaire, le gouvernement préfère adopter aujourd’hui la stratégie d’un confinement plus modéré mais, sans doute, plus long.

Les indicateurs de très court terme confirment une baisse beaucoup moins brutale de l’activité que lors du premier confinement. Les premières estimations, réalisées par la Banque de France, évoquent une perte d’activité de 12% par mois de nouveau confinement, contre 30% de chute au printemps. Il est à craindre que, d’ici la mise à disposition d’un vaccin, un régime de semi-confinement restera en place, de manière plus ou moins continue.

Rien n’a été plus inégalitaire que cette crise

Le virus a semblé abolir les différences de classes. Rien n’a pourtant été plus inégalitaire que l’impact de cette crise sur la vie de chacun. Les conditions d’hébergement varient considérablement d’une population à une autre. Les situations de stress psychologique et social, les violences conjugales, aiguisent de formidables inégalités. Le rapport à l’emploi redouble ces traits quand il n’en est pas directement à l’origine.

Une enquête du Cevipof a montré que 60% des diplômés de l’enseignement supérieur ont recours au télétravail contre 3% des ouvriers seulement. Selon une étude de l’Institut des politiques publiques (IPP), parmi les trois déciles les plus pauvres de la population, moins de 20% de personnes occupent des postes "télétravaillables", contre 60% en moyenne pour les trois déciles les plus riches (jusqu’à 75% pour le dernier décile). Les trois déciles les plus pauvres ont toutefois aussi cette particularité de travailler plus souvent dans les secteurs essentiels (hors banques et assurances), à plus de 20%, contre moins de 5% pour les trois plus hauts déciles.

Ce travail des "premiers de corvée" tend à réduire, en moyenne, le choc économique que les ménages les plus modestes ont subi, au risque évidemment d’une exposition plus forte au risque sanitaire. Les déciles les plus modestes sont également ceux où le contrat de travail est le plus fragile. Les trois déciles les plus pauvres sont moins de 50% à disposer d’un CDI, contre plus de 70% pour les déciles les plus hauts.

Le soutien de l’État a touché des publics très différents

Éviter les licenciements, soutenir les secteurs les plus menacés, maintenir le revenu des personnes en difficulté : toute la panoplie des instruments a été mobilisée pour lutter contre la crise. Répondre à la crise sanitaire avec les outils de 2008 actionnés par les banques centrales - baisse de taux, facilités monétaires, mécanisme de stabilité - ne suffit pas. Le bon outil est le soutien budgétaire. Les entreprises et les ménages ont besoin que le gouvernement les dédommage du manque à gagner, induit par les mesures de restrictions sanitaires qui leur ont été appliquées.  

Selon le Rapport économique, social et financier de la direction du Trésor, la part des dépenses publiques va monter cette année à 63% du PIB (hors consommation intermédiaire), 10 points de plus que ce qui avait été prévu, du fait à la fois de la hausse des dépenses elles-mêmes et de la baisse du dénominateur. La dette publique elle-même devrait s’approcher de 120% du PIB. Cela pourrait-il provoquer une crise des finances publiques ? Aujourd’hui, la dette française à 50 ans coûte moins de 1% et n’ampute nullement nos finances publiques.

L’État a soutenu les ménages et les entreprises à l’aide de plusieurs dispositifs : l’indemnisation de l’activité partielle (33,9 milliards d’euros budgétés, mais seulement 20,3 milliards dépensés de mars à octobre), les prêts garantis par l’État (PGE), le Fonds de solidarité pour les entreprises (18,9Md€), les reports et exonérations de charges sociales (8,2Md€). Les ménages les plus pauvres ont également bénéficié d’une aide de 150 euros pour les bénéficiaires des minima sociaux, de 100 euros par enfant à charge pour les bénéficiaires des aides au logement, de 200 euros (en mai) et de 150 euros (en novembre) pour les moins de 25 ans bénéficiaires des aides au logement.

Ces aides ont touché des publics très différents. Le chômage partiel a aidé le milieu de la distribution des revenus (jusqu’à 2% du revenu moyen d’avant crise), les minima sociaux ont soutenu les déciles les plus faibles (2% de leur revenu moyen dans le premier vingtile, et moins de 1% dans le second). Cela reflète la part très faible des salaires dans le revenu des ménages les plus pauvres (moins de 20% pour le premier décile, moins de 40% pour le second). In fine, le cumul de ces dispositifs conduit à une perte de revenu en fonction des déciles qui ressemble à un U. Les plus pauvres et les plus riches sont finalement protégés de la récession, et c’est le milieu de la distribution qui connaît un choc le plus haut, avec une perte de revenu qui s’élève à 0,4%.

Concernant les entreprises, l’IPP a analysé l’impact du choc sanitaire en groupant les entreprises par décile, en fonction de l’intensité du choc qu’elles ont subi. 30% des entreprises ont amélioré leur chiffre d’affaires pendant la crise, le dernier décile l’augmentant de 60% ! Les trois déciles les plus affectés ont enregistré une baisse de 50 à 80% de leur chiffre d’affaires... Les premières ont préservé l’emploi en presque totalité, les autres l’ont baissé de 30 à 60%. Les deux premiers déciles les plus affectés ont été compensés par l’État de 70% de leur chiffre d’affaires, contre 20 % environ pour les deux déciles les moins affectés. Ce sont les petites entreprises qui ont été le plus touchées. Les micro-entreprises représentent 40% du premier décile, et 5% du 8e. On note toutefois que leur part remonte légèrement ensuite, les micro-entreprises représentent 25% du décile le moins touché…

L’essor du capitalisme numérique

À l’échelle de la société, cette crise va être un accélérateur de la transformation du monde des Gafa, Amazon, Netflix, Google etc. Le propre de ce qu’on peut appeler le capitalisme numérique est de réduire les interactions "physiques", de dispenser du besoin de se rencontrer en face à face. De nombreuses activités ont fait l’expérience d’une dématérialisation inédite. Les grands gagnants de la crise ont été les Amazon, Apple, Netflix, dont la capitalisation boursière a explosé durant le confinement. Le virus est venu à point nommé pour les acteurs du numérique, qui ont pu mener une expérimentation grandeur nature de l’incorporation du monde physique dans le monde virtuel.

L’économiste français Jean Fourastié avait, dès 1948, proposé une analyse des transformations économiques de long terme qui offre une clé essentielle pour comprendre la mutation en cours. Fourastié annonçait comme "le grand espoir du XXe siècle", le passage d’une société industrielle à une société de services. Son grand espoir était que l’humanité allait enfin s’humaniser dans un monde social où chacun s’occuperait des autres, comme coach, éducateur ou soignant. Fourastié pointait toutefois un "problème", qui a ses yeux n’en était pas un : cette économie de services engendrerait une croissance beaucoup plus lente. Si le bien que je vends est le temps que je passe avec autrui, la croissance est par définition limitée par le temps disponible… Or, l’essence du capitalisme reste, toujours et partout, la recherche systématique de la réduction des coûts. La solution au problème a tardé à être trouvée, mais elle est désormais claire : il suffit de convertir l’être humain que nous sommes, de chair et d’esprit, en un ensemble de données, d’informations sur notre température ou sur nos désirs, pour nous faire entrer dans la toile où nous pouvons être gérés par des algorithmes. Libérés de l’impératif de rencontres réelles, la croissance redevient possible, en ligne… Le virus nous a fait comprendre en accéléré le monde qui en résulte, privé de vitalité, asséché par le manque de contact humain. Les restaurants, les cafés et les salles de concerts, lieux essentiels de respiration de la civilisation urbaine, ont été fermés. Avec la numérisation du monde, le "grand espoir" d’une société enfin humanisée s’est éloigné. Pour autant, la rapidité avec laquelle cette mutation a été produite nous fait sentir combien l’ancien monde est fondamental à notre équilibre psychique. Peut-être que l’histoire n’est pas écrite, et que, une fois la crise sanitaire passée, les populations comprendront mieux, et voudront défendre, le plaisir simple et fondamental du contact humain.

(1) Voir page 22.

"Avec la numérisation du monde, le “grand espoir” d’une société enfin humanisée s’est éloigné."

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PARU DANS ACTUALITÉS HABITAT N°1135 DU 15 décembre 2020

Actualités Habitat n°1135

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